Dans une décision rendue le 24 juillet 2025, le Conseil constitutionnel a censuré plusieurs dispositions du nouveau Règlement intérieur adopté par l’Assemblée nationale, notamment celles qui auraient permis à la majorité parlementaire issue de Pastef de convoquer des magistrats, y compris du Conseil constitutionnel, à l’Assemblée. En rappelant le caractère intangible de la séparation des pouvoirs, les juges constitutionnels infligent un revers à la nouvelle majorité, qui avait fait de cette réforme un marqueur fort de son agenda de rupture. Cette décision marque une étape décisive dans l’encadrement du pouvoir parlementaire face à l’indépendance de la justice.
Le Conseil constitutionnel du Sénégal, dans sa décision n° 2/C/2025 du 24 juillet 2025, s’est prononcé sur la conformité à la Constitution de la loi organique n° 09/2025 portant nouveau Règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Ce texte, voté le 27 juin 2025 par 138 députés (zéro contre, une abstention), visait à remplacer les textes précédents de 1978 et 2002, dans une démarche de refondation institutionnelle portée par la nouvelle majorité parlementaire issue de Pastef.
Si la haute juridiction valide globalement la régularité de la procédure législative, elle censure toutefois plusieurs dispositions majeures. Le cœur du désaccord : la possibilité pour l’Assemblée nationale de convoquer et de contraindre à comparaître des magistrats, notamment ceux du Conseil constitutionnel lui-même, dans le cadre d’auditions parlementaires ou de commissions d’enquête. Un projet que le Conseil juge incompatible avec les principes fondamentaux de la Constitution, et notamment le respect du principe de la séparation des pouvoirs.
Une tentative de reconfiguration des rapports entre pouvoir législatif et judiciaire
Dès leur arrivée au pouvoir, les députés de la nouvelle majorité Pastef ont affiché leur volonté de revoir en profondeur les rapports entre l’Assemblée nationale et les autres institutions républicaines. Dans cette perspective, la révision du Règlement intérieur visait à élargir les prérogatives de contrôle du Parlement, y compris à l’égard de certaines autorités judiciaires.
L’article 56 du nouveau texte symbolisait cette ambition. Il prévoyait que les personnes appelées à comparaître devant une commission d’enquête parlementaire pouvaient être convoquées par voie de contrainte, sous peine de sanctions pénales, avec la possibilité pour le président de l’Assemblée nationale de requérir la force publique. L’article ne prévoyait aucune exclusion explicite pour les magistrats, ce qui ouvrait la voie, de fait, à la convocation de membres du Conseil constitutionnel ou de la Cour suprême. Cette disposition, ainsi que plusieurs autres, ont été jugées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel.
Le rappel à l’ordre du Conseil constitutionnel : quatre censures nettes
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2/C/2025, a déclaré contraires à la Constitution quatre dispositions précises du nouveau Règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Ces censures ciblent des articles ou alinéas qui visaient à renforcer les pouvoirs de contrainte de l’Assemblée, en particulier dans le cadre de ses enquêtes et missions de contrôle. Pour chacune de ces censures, la haute juridiction a opposé une réponse claire, fondée principalement sur le principe de séparation des pouvoirs et la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire, tels que consacrés par la Constitution sénégalaise.
Pour l’alinéa 2 de l’article 56 qui disposait que « le président de l’Assemblée nationale peut requérir l’assistance de la force publique pour contraindre les personnes convoquées à comparaître devant une commission d’enquête parlementaire ». Autrement dit, toute personne convoquée pouvait être contrainte, par la police ou la gendarmerie, à se présenter devant les députés, y compris des autorités publiques, sans distinction expresse.
Le Conseil constitutionnel censure cet alinéa au motif qu’il ouvre la voie à la contrainte à l’encontre de magistrats en exercice, sans en exclure explicitement les membres du pouvoir judiciaire. « Cela viole l’article 91 de la Constitution, qui garantit l’indépendance des magistrats du siège ». En d’autres termes, permettre l’usage de la force publique contre un juge viole la séparation des pouvoirs et porte atteinte à l’autorité judiciaire. Le Conseil conclut que « l’Assemblée nationale ne peut exercer de contrainte à l’encontre de magistrats, notamment ceux des juridictions constitutionnelles ou judiciaires ».
Pour l’alinéa 6 de l’article 60 qui visait à renforcer les pouvoirs des commissions permanentes ou ad hoc, leur permettant de recueillir tous documents ou témoignages utiles et de convoquer toute personne, « y compris les responsables d’institutions de la République », sans dérogation expresse pour les magistrats, le Conseil constitutionnel considère que cet alinéa est inconstitutionnel en ce qu’il englobe de manière générale toutes les autorités, sans protection particulière pour le pouvoir judiciaire. Pour la haute juridiction, en ouvrant aux commissions parlementaires la faculté de contraindre des membres du Conseil constitutionnel, de la Cour suprême ou du parquet à témoigner, le texte méconnaît la spécificité du pouvoir judiciaire, indépendant du pouvoir législatif. Le Conseil rappelle que « cette indépendance ne saurait être compromise par un élargissement général des prérogatives de contrôle du Parlement ».
Pour ce qui est de l’alinéa 6 de l’article 111 qui cherchait à élargir les missions de contrôle de l’Assemblée nationale à « tous les services publics et organismes bénéficiant de ressources publiques, ainsi qu’aux institutions constitutionnelles de la République ». Il s’agissait, en effet, de donner au Parlement un pouvoir de regard généralisé, y compris sur le pouvoir judiciaire et le Conseil constitutionnel, dès lors qu’il existe un financement public ou une compétence constitutionnelle.
Là aussi, le Conseil constitutionnel dira que la disposition est inconstitutionnelle. Le Conseil juge qu’une telle formulation « englobe indûment des institutions protégées par le principe de séparation des pouvoirs, comme les juridictions ». Il rappelle que le contrôle parlementaire, aussi légitime soit-il, ne peut s’appliquer sans restriction à des entités qui tirent leur autorité directement de la Constitution, et surtout pas aux juridictions qui tranchent en droit. La censure de cet alinéa vise donc à préserver la neutralité et l’indépendance du pouvoir judiciaire, menacée par une forme d’ingérence politique.
Et enfin l’article 134 qui voulait instituer une procédure permettant à certaines commissions parlementaires de convoquer toute autorité publique ou responsable d’institution nationale devant l’Assemblée nationale pour des auditions publiques ou à huis clos. Il s’agissait là encore de rendre tous les pouvoirs redevables devant le Parlement, avec une logique de transparence.
Mais, une nouvelle fois, c’était sans compter avec le Conseil constitutionnel. Le Conseil a en effet, annulé cet article en intégralité, au motif que la rédaction générale ne précise pas les limites du champ d’application, ni les garanties encadrant la comparution de certaines catégories de personnes protégées. En l’absence d’exclusion explicite des magistrats, et de cadre précis encadrant ces auditions, l’article porte atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le Conseil insiste : « l’Assemblée ne peut contraindre ou convoquer à sa discrétion des membres d’institutions qui tirent leur autorité directement de la Constitution, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de juridictions ».
Un message clair : la Constitution est au-dessus de la légitimité politique
Par ces quatre censures ciblées, le Conseil constitutionnel adresse un message sans ambiguïté à la nouvelle majorité parlementaire : l’exercice démocratique du pouvoir ne saurait déborder sur le domaine réservé de l’autorité judiciaire. Le Conseil rappelle fermement que «l’Assemblée nationale ne saurait imposer de contraintes à l’encontre de magistrats dans le cadre de ses travaux d’enquête», et que «la Constitution ne reconnaît au Parlement aucun pouvoir d’injonction à l’égard du pouvoir judiciaire». Ces censures constituent un véritable rappel à l’ordre institutionnel, un garde-fou essentiel dans une démocratie : la séparation des pouvoirs n’est pas un obstacle à la refondation, mais un pilier de l’État de droit.
Une seule brèche : l’audition volontaire et strictement encadrée
Le 5ᵉ alinéa de l’article 56, qui prévoit la possibilité d’auditionner un magistrat en exercice avec l’autorisation du ministre de la Justice, a quant à lui été déclaré conforme à la Constitution, mais sous réserve d’interprétation stricte. Le Conseil établit trois conditions cumulatives à cette audition : « la comparution doit être volontaire » ; « l’audition ne doit porter que sur l’organisation du service public de la justice » et enfin « aucun fait relevant d’affaires pendantes ou du secret des délibérations ne doit être abordé ».
Autrement dit, aucune commission parlementaire ne pourra interroger un magistrat sur une décision passée, sur une affaire en cours, ni sur ses motivations internes de jugement. Ces conditions rendent de facto très limitée l’audition des magistrats par les députés, et vident d’une grande partie de sa portée la disposition que la majorité avait voulu introduire.
Le Conseil a par ailleurs validé d’autres articles du texte, en particulier ceux relatifs à : la levée de l’immunité parlementaire, la procédure de remplacement du président de l’Assemblée, la réintégration dans l’hémicycle des ministres redevenus députés ou encore les modalités d’ouverture des sessions. Certaines de ces validations sont toutefois accompagnées de réserves d’interprétation, ce qui traduit une vigilance constante de la haute juridiction face aux tentatives d’extension de l’autorité parlementaire.
Sidy Djimby NDAO