Elles quittent leurs villages de Kayes, Kita, Koulikoro, Sikasso ou Yélimané, souvent à peine adolescentes, pour tenter leur chance dans la capitale sénégalaise. Entre précarité, sacrifices et espoir d’un avenir meilleur, leur quotidien oscille entre débrouille et dépendance totale vis-à-vis de leurs employeurs.
Dans plusieurs régions rurales du Mali, les opportunités se font rares et la pauvreté pèse lourdement sur les familles. Dès l’âge de treize ans, certaines jeunes filles prennent la route, encouragées par leurs parents ou poussées par la nécessité de subvenir elles-mêmes à leurs besoins. Elles partent avec en tête l’image d’un Dakar riche et plein de promesses, un eldorado façonné par les récits de celles qui y ont déjà trouvé un emploi.
Un voyage difficile vers Dakar
Le voyage se fait souvent par bus ou par des véhicules de fortune reliant Bamako ou Kayes à la capitale sénégalaise. Le trajet est long, éprouvant et coûteux pour des familles déjà précarisées. Certaines doivent vendre un mouton, un peu de récolte, ou emprunter de l’argent à des voisins pour financer le départ. Sur les routes poussiéreuses et parfois impraticables, elles voyagent entassées, parfois plus de vingt heures d’affilée, avec des arrêts rares et inconfortables. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’elles quittent leur village natal, qu’elles croisent des villes plus grandes que leur marché hebdomadaire.
À chaque kilomètre, l’excitation se mêle à la peur de l’inconnu. Certaines chantent pour se donner du courage, d’autres restent silencieuses, absorbées par les récits de celles qui les ont précédées. L’idée d’un avenir meilleur à Dakar nourrit l’endurance et permet de supporter la fatigue. Mais au fond, personne ne sait réellement ce qui les attend.
À l’arrivée, Dakar les accueille avec son tumulte : une ville immense, bruyante, où les klaxons résonnent, où les foules se pressent dans les marchés et les bus, et où l’air salé de l’océan se mélange aux odeurs de nourriture de rue. Tout semble aller vite, trop vite, et chacune doit apprendre rapidement à se débrouiller. Elles débarquent avec peu de bagages, parfois juste un sac de vêtements soigneusement pliés, un pagne offert par la mère, ou un numéro griffonné sur un bout de papier pour retrouver une connaissance déjà installée.
Malgré la fatigue du voyage et l’angoisse du lendemain, elles gardent une détermination farouche à trouver du travail. Pour elles, Dakar n’est pas une simple capitale étrangère : c’est une promesse, un passage obligé pour espérer transformer leur destin et celui de leur famille.
Premiers pas dans la capitale : dormir dehors, survivre ensemble
Dans un premier temps, beaucoup n’ont nulle part où aller. Elles dorment dans la rue, sur des nattes ou de simples morceaux de carton posés à même le sol, sous des abris de fortune faits de bâches ou de tissus usés, exposées au froid de la nuit et aux bruits incessants de la ville. Certaines trouvent refuge dans des maisons en construction laissées à l’abandon, sans porte ni fenêtre, où elles s’entassent à plusieurs pour se protéger mutuellement. D’autres parviennent à louer de minuscules chambres, souvent insalubres, qu’elles partagent à cinq, six ou plus, en contribuant chacune à la dépense quotidienne. L’intimité est inexistante, et la peur d’être expulsées ou volées ne les quitte jamais.
Ces conditions précaires sont souvent considérées comme un passage obligé, “le temps de se retourner”, comme elles disent. Malgré la dureté de cette première étape, elles serrent les dents et s’accrochent à l’idée qu’un emploi stable finira par arriver. C’est une sorte de rite de passage implicite, où la patience et la résilience deviennent leurs seules armes.
Entre elles, la solidarité joue un rôle crucial. Les plus anciennes, qui connaissent déjà un peu la ville, guident les nouvelles venues : elles montrent comment se rendre dans certains quartiers où circulent les offres de travail, expliquent à qui s’adresser et surtout à qui ne pas faire confiance. Certaines partagent même leurs repas, un bol de riz ou quelques morceaux de pain, pour que les plus jeunes tiennent jusqu’au lendemain. Dans ces moments, des liens forts se tissent, presque comme une nouvelle famille improvisée au cœur de la capitale.
Cette entraide est vitale : sans elle, beaucoup abandonneraient dès les premiers jours. Mais grâce à ces réseaux informels, elles trouvent peu à peu leurs repères dans une ville étrangère, apprennent les premiers mots de wolof ou de français nécessaires pour se faire comprendre, et commencent à repérer les lieux stratégiques où “les bonnes places” de travail sont discutées et transmises. Chaque petit conseil, chaque information partagée, devient une lueur d’espoir dans un quotidien marqué par l’incertitude.
Très vite, elles se dirigent vers des emplois domestiques, la garde d’enfants, la cuisine, ou encore le petit commerce ambulant. Les premiers jours sont souvent marqués par l’incertitude, les démarches hasardeuses et la peur de se faire arnaquer. Les salaires sont dérisoires : quelques milliers de francs Cfa par semaine, parfois même payés en retard, quand ce n’est pas en nature. Certaines se voient confisquer leur premier mois de salaire, prétextant qu’il s’agit d’une “période d’essai”.
La vulnérabilité est permanente. Sans papiers de travail, sans famille pour les protéger, elles sont à la merci des employeurs peu scrupuleux. Pourtant, malgré cette dure réalité, elles persévèrent. Chaque billet gagné, aussi modeste soit-il, est perçu comme une victoire.
Tout pour la famille restée au village
Lorsqu’elles trouvent enfin un emploi à Dakar, leur mode de fonctionnement est particulier et révélateur de leur situation. Ces jeunes filles, issues des villages reculés du Mali, ne cherchent pas à garder pour elles-mêmes les fruits de leur travail. Leur priorité absolue est de soutenir leur famille restée au pays, et c’est ce qui guide chacune de leurs décisions. Si, par exemple, elles touchent 50.000 francs Cfa, elles n’en gardent pas un seul billet : tout est immédiatement envoyé au village. Elles se contentent du gîte et du couvert que leur assure leur employeur, considérant que c’est déjà suffisant pour elles.
Cette logique d’abnégation vient du poids des responsabilités qu’elles portent très jeunes. Certaines financent la scolarité de leurs frères et sœurs, d’autres prennent en charge des parents malades ou vieillissants. L’argent sert aussi à acheter du riz, du mil, de l’huile, ou encore à réparer un toit de maison qui fuit. Chaque envoi, même modeste, est attendu avec impatience par les familles, qui dépendent presque entièrement de ces transferts pour survivre.
Pour ces adolescentes, le sacrifice est total : elles renoncent à toute forme de consommation personnelle, à l’achat de vêtements neufs, de bijoux ou même de petits plaisirs de leur âge. Contrairement à d’autres jeunes de leur génération, elles n’ont ni loisirs, ni sorties, ni économies pour elles-mêmes. Leur salaire prend la forme d’un fil invisible qui relie Dakar à leur village d’origine, un cordon vital qui maintient l’équilibre fragile de toute une famille.
Cet effort constant est d’autant plus remarquable que beaucoup d’entre elles ne voient jamais la couleur de l’argent. Le salaire transite souvent directement par leur employeur, qui se charge de l’envoyer par transfert ou de le remettre à un intermédiaire. Leur rôle se limite à s’assurer que l’argent est bien parti, sans même savoir parfois combien elles ont réellement gagné. C’est pour elles un choix assumé, une mission : travailler non pas pour soi, mais pour les autres.
Le témoignage de B. Keïta, 14 ans, originaire d’un petit village du Mali
B. Keïta n’a que quatorze ans lorsqu’elle prend une décision lourde de conséquences : quitter l’école pour assurer la scolarité de ses petits-frères. Dans son village du Mali, la pauvreté pèse sur toute la famille. Son père, gardien, gagne à peine de quoi nourrir la maisonnée, et sa mère, employée de ménage, doit jongler avec des salaires irréguliers. L’un de ses frères est malade depuis plusieurs années, ce qui alourdit encore les charges du foyer. « Il nous arrivait de rester deux jours sans manger », confie-t-elle d’une voix douce mais ferme. « Quand l’opportunité de venir à Dakar s’est présentée, j’ai sauté sur l’occasion. »
Son départ ne s’est pas fait sous l’impulsion de ses parents, mais grâce à des connaissances du village qui faisaient déjà la route vers la capitale sénégalaise. On l’a simplement confiée à elles, avec l’espoir qu’elle puisse trouver du travail rapidement. Pourtant, la réalité a été beaucoup plus rude que prévu. À son arrivée à Dakar, B. Keïta a passé un mois et demi à dormir dans la rue, sur des nattes empruntées ou à même le sol, parfois sous un abri de fortune, parfois dans un coin de marché déserté la nuit. La faim, l’insécurité et l’incertitude faisaient partie de son quotidien. Mais jamais elle n’a songé à repartir : « Si j’ai un toit et de quoi manger, je n’ai pas besoin d’autre chose. Mon argent, c’est pour ma famille restée au village. »
Aujourd’hui, elle a enfin trouvé un emploi. Son employeur prend tout en charge pour elle : le logement, la nourriture, les vêtements, l’hygiène, et même le suivi de ses transferts d’argent. Chaque fin de mois, B. Keïta ne touche pas son salaire : elle se contente de vérifier que l’envoi est bien arrivé au village. Elle ne voit jamais la couleur de l’argent, et cela ne lui pose pas de problème. Pour elle, l’essentiel est ailleurs : assurer l’avenir de ses petits-frères et alléger le fardeau de ses parents.
La barrière de la langue
Un autre obstacle majeur reste la communication. Le français, appris de façon rudimentaire au village, est souvent « chaotique », difficile à comprendre et encore plus difficile à parler avec fluidité. La plupart des filles n’ont jamais eu l’occasion de pratiquer réellement la langue à l’école, et leurs phrases sont parfois hachées, remplies d’erreurs, au point que leurs interlocuteurs peinent à saisir le sens de ce qu’elles veulent dire. Quant au wolof, langue dominante à Dakar, il leur est totalement étranger, ce qui les isole encore davantage de leur environnement immédiat. Dans la rue, au marché ou même dans les familles sénégalaises où elles travaillent, ce handicap linguistique est un frein permanent : impossible de négocier, de se défendre en cas d’injustice, ou simplement de se faire comprendre sans l’aide d’un tiers.
Cette barrière crée une forme de dépendance supplémentaire vis-à-vis de leurs employeurs. Ne parlant pas wolof, et maîtrisant mal le français, elles ne peuvent pas vraiment exprimer leurs besoins, ni faire valoir leurs droits. Souvent, elles se contentent de hocher la tête, même sans comprendre totalement, de peur de vexer ou de paraître insolentes. Cette difficulté entraîne parfois des malentendus, voire des tensions, dans les foyers où elles travaillent.
Pourtant, c’est aussi à travers cette contrainte que se dessine un lent apprentissage. Comme le souligne B. Keïta, c’est seulement au contact de la famille de son employeur qu’elle commence à progresser :
« La dame parle à ses enfants en français. Comme je suis nounou, je suis obligée de communiquer en français aussi. Au début c’était très difficile, mais petit à petit j’apprends. »
Chaque journée devient pour elle une sorte de cours pratique. En écoutant les enfants réciter leurs leçons ou répéter des mots simples, elle enrichit progressivement son vocabulaire.
Des salaires bas, mais une stabilité appréciée par les employeurs
A.D a récemment engagé A.K comme aide ménagère. Pour un salaire mensuel de 40.000 francs Cfa, elle prend en charge son logement, sa nourriture et tous ses besoins quotidiens. A.K s’occupe de toutes les tâches ménagères, à l’exception de la cuisine.
« Avant d’engager A.K, il m’était très difficile de trouver une bonne fiable », confie A.D. « J’ai de petits-enfants et à chaque occasion, que ce soit Tabaski, Magal, un baptême ou un mariage au village, c’était compliqué. Il m’arrivait même de ne pas aller au bureau parce que la bonne n’était pas venue, soit parce qu’elle était malade, soit parce qu’elle devait accompagner une tante à l’hôpital. »
« Avec mes Maliennes, en revanche, c’est beaucoup plus avantageux », poursuit-elle. « Elles ne s’absentent presque jamais parce qu’elles habitent déjà dans la maison. Elles ne rentrent au village qu’une fois tous les deux ou trois ans et encore, seulement pour un mois. Cela permet une continuité dans le travail et une présence constante. C’est vraiment très, très, très avantageux pour moi. »
Pour A.D, cette stabilité est essentielle. Elle n’a plus à s’inquiéter de trouver une remplaçante lors des absences, ni à planifier son emploi du temps autour des indisponibilités fréquentes. La jeune fille devient une présence fiable, capable de gérer la maison de manière autonome, tout en respectant les consignes et les besoins de la famille.
De son côté, A.K bénéficie d’un environnement sécurisé et encadré, ce qui lui permet de se concentrer pleinement sur son travail et sur l’envoi régulier d’argent au village. Elle sait qu’elle peut compter sur un toit, de la nourriture et des vêtements, tout en remplissant sa mission principale : soutenir sa famille restée au Mali.
Khadidjatou D. GAYE













