Après une visite à la prison de Rebeuss, le militant des droits humains Alioune Tine a appelé à la libération sans condition de Badara Gadiaga et Abdou Nguer. Considérés comme des « détenus d’opinion », les deux chroniqueurs sont incarcérés depuis plusieurs mois dans un climat politique tendu. Fondateur du think tank Afrikajom Center et expert indépendant des Nations-Unies sur les droits de l’homme au Mali, Tine estime que leurs dossiers sont « vides » et que leur détention illustre la persistance de pratiques répressives au Sénégal malgré l’alternance démocratique de 2024.
« J’ai rendu visite aujourd’hui à Badara Gadiaga et à Abdou Nguer, deux détenus d’opinion que j’ai trouvé en pleine forme avec un moral d’acier », a d’emblée déclaré Alioune Tine dans une déclaration rendue publique hier à l’issue de sa visite. Le défenseur des droits humains dit avoir perçu chez eux « le sentiment et la conviction qu’ils sont innocents et qu’ils n’ont rien à se reprocher ». Pour lui, « leurs dossiers sont vides » et cette certitude explique leur sérénité en prison.
Badara Gadiaga, un orateur redoutable
Dans sa déclaration, Alioune Tine brosse un portrait appuyé de Badara Gadiaga, figure médiatique connue pour sa verve. « Badara Gadiaga a des compétences exceptionnelles en matière d’éloquence en français comme en wolof. Quand il parle, on l’écoute, parce qu’il a une compétence poétique et narrative qui captent l’attention », a-t-il expliqué. Ancien militant du M23, engagé contre le troisième mandat de Macky Sall, Gadiaga s’est illustré sur les plateaux télévisés, notamment à travers Jakarloo, l’émission-phare de la Tfm.
Pour Tine, il est indéniable que sa parole dérange. « L’impact de son discours sur l’opinion publique sénégalaise n’est plus à discuter aujourd’hui. Ce qui fait que Jakarloo était attendue et suivie. Il faut le reconnaître, il sait faire mal à ses adversaires politiques. Est-ce la principale raison de son séjour en prison, pour le réduire au silence ? Beaucoup dans l’opinion le pensent aujourd’hui », affirme-t-il.
Alioune Tine rappelle aussi que Gadiaga fut un compagnon de lutte. « Quand j’étais arrêté le 27 janvier 2012 et en garde à vue au Commissariat central, Badara Gadiaga était passé me voir. Donc je lui dois bien cette visite », confie-t-il, liant ainsi sa démarche à une solidarité ancienne.
Abdou Nguer, à l’école de Rebeuss
Le second détenu visité par Alioune Tine est Abdou Nguer, chroniqueur en langue wolof et lui aussi voix influente dans le débat public. « Je l’ai vu souriant avec son bled, CM2. Il a transformé l’espace carcéral en espace d’éducation et de formation en français », relate Tine. Admiratif, il souligne sa volonté de tirer parti de l’épreuve : « il s’est approprié la devise de Nelson Mandela qui figure à la porte de Rebeuss. Il va sortir de cette épreuve gagnant et enrichi. Abdou Nguer me raconte qu’il a appris ce qu’est un être humain en prison. »
Pour le militant des droits humains, Abdou Nguer est « pétri de culture » et incarne une nouvelle génération de chroniqueurs wolof capables d’élever le niveau du débat. « Il est doté d’une exceptionnelle capacité d’argumentation et de persuasion. Lui aussi, on l’écoute, on l’admire. Moi je suis impressionné aujourd’hui par sa volonté de savoir. Un chroniqueur redoutable doublé d’un opposant redoutable. Il fallait le faire taire lui aussi », juge Alioune Tine.
Un appel à l’apaisement
Au-delà du sort individuel de Gadiaga et Nguer, la déclaration se veut un plaidoyer plus large pour la paix civile. « Il faut les libérer immédiatement et sans condition. Parce que leurs dossiers sont vides. Ils sont totalement innocents et doivent retourner à leur travail », insiste Tine, qui ajoute : « il faut les libérer pour apaiser un climat politique et médiatique lourd, pesant et toxique fait d’insultes, d’invectives et de haine entre l’opposition et le pouvoir. »
Il étend son appel aux plus hautes autorités. « Président Diomaye et Premier ministre Sonko, la Nation a besoin de paix et de sérénité. Chers leaders de l’opposition, la Nation a besoin de paix, de sérénité et de stabilité », écrit-il, exhortant les deux camps à « civiliser les relations entre le pouvoir et l’opposition » et à « expurger de la langue politique les injures, les insultes et les invectives ».
Alioune Tine, une voix respectée
Expert indépendant des Nations-Unies sur les droits de l’homme au Mali depuis 2018, ancien président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho) et ancien directeur régional d’Amnesty International, Alioune Tine jouit d’une autorité morale reconnue. Ses prises de position ont régulièrement marqué le débat public sénégalais, que ce soit sur la question du troisième mandat, sur la répression des manifestations ou sur les défis sécuritaires dans la sous-région.
En appelant à la libération de Badara Gadiaga et Abdou Nguer, il ne se contente pas de dénoncer une injustice : il inscrit son plaidoyer dans une perspective plus large d’apaisement et de consolidation démocratique. « Il faut les libérer pour commencer à réaliser l’unité des Sénégalais autour du plan de redressement national et autour du projet. La majorité des Sénégalais a voté pour le projet. Son succès est indispensable, car c’est le succès du Sénégal et des leaders qui le portent », affirme-t-il.
Sidy Djimby NDAO
(Correspondant permanent en France)













