Un rapport d'expertise juridique international dénonce de graves et systématiques violations des droits humains dans les procédures judiciaires engagées contre plusieurs personnalités de l'ancien régime de Macky Sall. Le document de 34 pages, rédigé par le Professeur Mads Andenæs KC, ancien président-rapporteur du Groupe de travail des Nations-Unies sur la détention arbitraire, conclut sans équivoque que les détentions de Moustapha Diop, Amadou Mansour Faye et Farba Ngom sont arbitraires au regard du droit international.
Le Professeur Andenæs, Professeur de droit à l'Université d'Oslo et spécialiste reconnu du droit international des droits humains, a effectué une mission à Dakar les 5 et 6 novembre 2025. Durant son séjour, l'expert a rencontré les avocats de la défense, des représentants d'organisations de défense des droits humains, la Commission nationale des droits de l'homme (Cndh) et s'est même rendu à la prison pour visiter Farba Ngom. Parmi ses interlocuteurs, figurent Me Antoine Mbengue (membre de l'équipe de défense de Farba Ngom), Me Mbaye Sène (doyen du Barreau du Sénégal), Alassane Seck (président de la Ligue sénégalaise des droits humains), Seydi Gassama (directeur d'Amnesty International Sénégal), ainsi que le professeur Amsatou Sow Sidibé (présidente de la Cndh).
La Haute Cour de justice épinglée
L'une des conclusions les plus sévères du rapport concerne le fonctionnement de la Haute Cour de justice (Hcj), devant laquelle sont poursuivis Moustapha Diop et Amadou Mansour Faye, anciens ministres sous Macky Sall. "Les procédures initiées devant la Hcj ne répondent pas aux exigences d'indépendance, d'impartialité et de droit d'appel prévues par l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pidcp)", tranche le rapport. La composition de cette juridiction spéciale, largement contrôlée par la majorité parlementaire actuelle, et l'absence totale de mécanisme d'appel placent ces procédures "en dehors du cadre d'un procès équitable tel que défini par le droit international". Le professeur Andenæs est formel : "la Hcj ne répond pas aux exigences minimales. Sa composition et la manière dont elle a été activée la placent en violation manifeste de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L'indépendance et l'impartialité sont des garanties absolues ; aucune dérogation ou norme affaiblie n'est permise pour les tribunaux spéciaux."
Une détention provisoire systématique et illégale
Le rapport dénonce aussi l'application automatique de la détention provisoire dans tous les cas examinés. "Dans l'ensemble des affaires étudiées, la détention provisoire semble être appliquée de manière automatique, sans justification individualisée, en violation de l'article 9 du Pidcp", souligne l'expert. En cause : l'article 140 du Code de procédure pénale sénégalais, qui impose la détention provisoire pour certaines infractions (détournement de deniers publics, escroquerie, abus de biens sociaux) sans laisser aucune marge d'appréciation au juge et sans limite de durée. "Ce régime est incompatible avec les normes internationales", martèle le rapport, citant le Comité des droits de l'homme de l'Onu qui interdit expressément la détention préventive obligatoire. L'expert rappelle que toute détention provisoire doit faire l'objet d'une évaluation individualisée, prenant en compte le risque de fuite, d'entrave à la justice ou de récidive. "Aucune de ces évaluations n'apparaît dans les décisions de mise en détention examinées", constate-t-il.
Le cas alarmant de Farba Ngom
La situation de Farba Ngom, député et maire de la commune d'Agnam, détenu depuis février 2025, est particulièrement préoccupante, écrit-il. Le rapport révèle que malgré des certificats médicaux établissant formellement l'incompatibilité de son état de santé avec l'incarcération, les autorités ont refusé à plusieurs reprises sa libération provisoire pour raisons médicales. "Il a été transféré dans un Pavillon spécial, mais sans aucune installation médicale, suivi ou médication", déplore le document. Plus grave encore : "un ordre judiciaire de transfert vers une structure médicale a été refusé par l'administration pénitentiaire, au motif qu'aucune telle structure n'existe pour les prévenus."
Lors de sa visite à la prison, le professeur Andenæs dit avoir rencontré Farba Ngom dans un couloir ouvert, à proximité des bureaux des gardiens. "C'est également là que se déroulent ses consultations avec ses avocats de la défense", révèle-t-il. Cette configuration, écrit-il, ne satisfait pas aux exigences de confidentialité entre un détenu et son conseil légal, pourtant garanties par l'article 14 du Pidcp.
Des charges floues et non détaillées
Un autre grief majeur concerne la notification des charges. Dans les trois cas examinés, les autorités n'ont pas fourni de notification détaillée et factuelle des accusations portées contre les prévenus. "Les avocats de Farba Ngom ont expliqué qu'il était convoqué 'sans savoir précisément de quoi il était accusé', ce qu'ils ont qualifié d'anormal dans un pays démocratique'", rapporte le document. Cette pratique semble généralisée : les accusés ne reçoivent que la qualification juridique des infractions (escroquerie, détournement, blanchiment), mais pas les faits précis qui leur sont reprochés ni dates, ni montants, ni actes spécifiques.
Cette situation est particulièrement critique dans les affaires initiées pour donner suite aux rapports de la Centif (Cellule nationale de traitement des informations financières), qui reposent principalement sur des déclarations de soupçon et sont transmises avant toute enquête approfondie. "En conséquence, des individus peuvent être inculpés et détenus sur la base de présomptions non vérifiées", alerte le rapport.
Une vague de poursuites post-transition
Au-delà des trois cas principaux, le rapport documente une vague de poursuites judiciaires visant d'anciens responsables, des journalistes et des personnalités publiques. Depuis la transition, les autorités ont initié ou réactivé un large éventail d'enquêtes criminelles ciblant : d’anciens ministres et hauts fonctionnaires, le fils de Macky Sall mais aussi des journalistes et chroniqueurs. Le rapport cite également le cas des arrestations de Maïmouna Ndour Faye (7Tv) et Babacar Fall (Rfm). "Ces arrestations ont été effectuées sans mandat, accompagnées de perquisitions dans les locaux des médias et de saisie d'équipements de diffusion", précise le document. Les deux chaînes, 7Tv et Tfm, ont été suspendues de diffusion, "alors que, selon la législation nationale, l'autorité pour ordonner de telles mesures relève normalement du Conseil national de régulation de l'audiovisuel (Cnra)". Le Cnra lui-même a publiquement exprimé sa préoccupation concernant cet incident et rappelé ses prérogatives exclusives en la matière.
Une pratique judiciaire dénoncée
Le rapport identifie une pratique récurrente : des infractions qui, par nature, constituent des délits instantanés mineurs, normalement traités en flagrant délit, sont fréquemment traitées par le biais d'instructions judiciaires complètes, permettant le recours à la détention préventive. "Les charges sont souvent requalifiées ou complétées au cours de la procédure, passant parfois dans des catégories liées à la sécurité publique ou aux institutions de l'État, ce qui permet une détention provisoire prolongée ou obligatoire", explique l'expert. Cette pratique a été observée dans plusieurs cas, où de nouvelles charges ont été introduites après l'ordre de détention initial, prolongeant la détention provisoire au-delà des limites normalement applicables aux infractions liées à l'opinion.
Un système judiciaire sous pression
Les avocats et organisations de droits humains rencontrés ont fait part de préoccupations systémiques. "Bien que la Constitution et le cadre juridique sénégalais garantissent formellement l'indépendance de la justice, les interlocuteurs ont constamment rapporté que ces garanties ne fonctionnent pas effectivement dans la pratique", note le rapport. Les magistrats ne sont pas toujours formés aux matières financières et comptables spécialisées qu'ils sont appelés à juger, ce qui peut conduire à des interprétations erronées de données financières complexes ou à une dépendance excessive à l'égard de rapports administratifs non corroborés. Le Barreau du Sénégal a exprimé à plusieurs reprises ses préoccupations concernant des déviations procédurales récurrentes, notamment : communication inadéquate des preuves, motivation insuffisante des décisions, retards dans le traitement des requêtes de la défense.
Ce rapport, préparé pour être utilisé devant les instances nationales et internationales, y compris les procédures spéciales de l'Onu et les mécanismes régionaux, arrive à un moment crucial. Le 4 juillet 2025, le cabinet d'avocats Vey & Associés a déjà soumis deux communications aux Nations-Unies : l’une au Rapporteur spécial sur l'indépendance des juges et avocats, Mme Margaret Satterthwaite, alléguant plusieurs violations graves de l'indépendance judiciaire et des garanties d'un procès équitable dans le contexte des procédures de mise en accusation devant la Haute Cour de justice. L’autre au Groupe de travail sur la détention arbitraire concernant plusieurs cas présumés de détentions arbitraires, incluant les trois personnes examinées dans ce rapport, ainsi que d'autres figures : Tahirou Sarr, Lat Diop, Sophie Gladima, Cheikhna Cheikh Saad Bouh Keïta, Bougane Guèye Dany, Moustapha Diakhaté, Bachir Fofana, Abdoulaye Ndiaye, Abdou Nguer, Badara Gadiaga et Jérôme Bandiaky. Ces affaires restent en cours d'examen par les mécanismes onusiens concernés au moment de la rédaction de ce rapport.
Samba THIAM












