La sortie publique du Directeur général du Port autonome de Dakar, Waly Diouf Bodian, au sujet de l’ancien ministre de la Jeunesse Pape Malick Ndour et de tentatives présumées de fuite vers le Maroc, a provoqué une onde de choc politique et diplomatique qui dépasse de loin la simple polémique nationale. Dans des déclarations rapportées ce week-end, M. Bodian n’a pas seulement fustigé un homme politique ; il s’est permis de suggérer qu’un État tiers — le Maroc — devrait «refuser» d’accueillir des responsables sénégalais mis en cause, et d’évoquer, en exemple, les méthodes d’Israël pour «traquer» et «ramener» des dissidents ou présumés coupables à tout prix. Ses propos ont culminé dans une provocation explicite : s’il avait les moyens, dit-il, il irait «chercher Macky Sall» pour le voir «se réveiller à l’intérieur de la prison de Rebeuss, chambre 48». Ces mots, portés par la voix d’un haut responsable public, posent plusieurs questions essentielles sur la responsabilité d’un dirigeant public, la souveraineté nationale et le respect des normes du droit international.
Un haut fonctionnaire, des propos de nature diplomatique : pourquoi c’est grave
Un Directeur général d’un établissement public stratégique — ici, le Port autonome de Dakar — n’est pas un simple militant politique. Il occupe une fonction administrative qui le place dans la sphère publique et institutionnelle. Lorsqu’un responsable de ce calibre émet des jugements sur la politique migratoire ou l’attitude que «devraient» tenir d’autres États souverains, il franchit une frontière : il engage, par son statut et par l’écho médiatique de ses propos, une partie de l’image et de la crédibilité de l’État dont il est mandataire. Les formules invitant le Maroc «à refuser» des personnalités sénégalaises et l’éloge implicite d’actions extrajudiciaires menées par un autre État (l’exemple d’Israël) ne sont pas de simples hyperboles : elles mettent en cause des principes de base du droit international et des relations diplomatiques.
Sur le plan diplomatique, demander ou suggérer qu’un pays estimé allié ou partenaire refuse l’entrée d’anciens responsables ou de citoyens d’un autre État équivaut à empiéter sur la souveraineté de cet État et à semer potentiellement la discorde. Ce type d’assertion, tenu par un officiel, peut être reçu comme une tentative d’instrumentalisation des relations internationales à des fins politiques intérieures — un usage dangereux des leviers symboliques du pouvoir. Les risques sont concrets : incidents diplomatiques, tensions avec des partenaires régionaux, et une image du Sénégal rendue plus autoritaire et moins respectueuse des procédures internationales.
La référence à Israël : une comparaison explosive et périlleuse
La référence explicite aux méthodes d’Israël — «envoyer des espions», «neutraliser», «ramener par des moyens peu ou pas conventionnels» — appelle deux remarques majeures. D’abord, elle normalise l’idée d’actions extraterritoriales et potentiellement illégales comme mode acceptable de gestion des affaires internes. Ensuite, elle participe à banaliser la violence d’Etat comme solution politique. Au-delà de la portée morale, il existe un risque juridique : encourager ou vanter des pratiques qui contreviennent aux principes d’intégrité territoriale et à la prohibition des interventions non autorisées expose l’auteur à des critiques sévères, jusque-là juridiques et diplomatiques. Dans un contexte où le Sénégal affirme sa vocation démocratique et son attachement aux instruments du droit, ces références sonnent comme un reniement des procédures conventionnelles — enquêtes, mandats, extradition, coopération judiciaire — auxquelles les États démocratiques se réfèrent habituellement.
Pire, le Directeur du Port regrette l’inefficacité, selon lui, des mandats d’arrêt internationaux et cite des cas antérieurs (Doro Gaye, Madiambal Diagne) pour illustrer cette prétendue impuissance. Ces éléments factuels — l’interdiction de sortie, la convocation à la Section de recherches, et la réaction publique d’un dirigeant — expliquent en partie l’émoi. Mais ils n’excusent pas pour autant l’emploi d’un registre diplomatique agressif et l’évocation de méthodes extrajudiciaires.
Institutions, déontologie et responsabilité politique : où est la ligne jaune ?
Tout responsable public est tenu à une forme d’exemplarité. La fonction publique implique une déontologie qui limite la liberté d’expression là où celle-ci compromet l’intérêt général, met en danger la sécurité juridique ou fragilise la position diplomatique d’un État. Dire, en tant que Dg d’une institution stratégique, qu’on souhaiterait «commander» un service pour aller chercher un ancien chef d’État et le placer en prison à Rebeuss, dépasse le champ de l’expression politique — la menace est explicite et se situe aux confins de l’incitation. Cette posture interroge la séparation des pouvoirs et le respect des procédures judiciaires : la justice doit rester indépendante ; la coercition privée ou l’apologie d’opérations clandestines sont contraires à l’État de droit.
Les conséquences pratiques et politiques
Les conséquences peuvent être multiples et réelles. D’abord, pour la diplomatie sénégalaise : des propos de cette nature peuvent compliquer les relations bilatérales — en particulier avec le Maroc, déjà cité comme destination de fuite — et avec d’autres partenaires sensibles aux revendications de non-ingérence et de respect des procédures internationales. Ensuite, sur le plan interne, ces déclarations alimentent la polarisation politique et la stigmatisation des adversaires, détournant le débat public des questions de fond (enquêtes, preuves, procédure judiciaire) vers la célébration d’un vigilantisme dangereux. Enfin, sur l’image même du Sénégal, pays qui prétend au rayonnement démocratique en Afrique de l’Ouest, le message est ambigu et dommageable.
Si l’on reprend l’argument avancé par M. Bodian — l’inefficacité des mandats d’arrêt internationaux — il est vrai que l’efficacité de ces instruments dépend largement de la coopération internationale et de la robustesse des procédures d’extradition. Mais la réponse ne peut être l’exaltation d’actions extrajudiciaires. La solution républicaine est ailleurs : renforcer les capacités d’enquête, améliorer la diplomatie judiciaire, conclure des accords d’entraide, et saisir les instances internationales compétentes lorsque nécessaire. L’état de droit exige patience procédurale, preuves solides et respect des droits fondamentaux, même — et surtout — lorsque la colère publique est forte.
Un appel à la retenue et à la clarification des responsabilités
La situation appelle plusieurs actes simples et nécessaires. D’abord, la clarification officielle : l’administration et la présidence devraient rappeler la posture attendue d’un haut responsable public et, le cas échéant, rappeler la séparation entre action politique et mandat administratif. Ensuite la réaffirmation diplomatique : le ministère des Affaires étrangères pourrait être amené à dire s’il partage ou non la lecture de M. Bodian concernant le rôle des États tiers en matière d’admission de ressortissants. Ensuite la réponse judiciaire : si des menaces ou des appels à la commission d’actes illégaux ont été proférés, les organes compétents doivent apprécier s’il y a lieu d’engager des poursuites ou une procédure disciplinaire. Et enfin la relance de la coopération judiciaire : plutôt que de crier à l’inefficacité, l’État devrait engager ou renforcer des canaux d’entraide pour rendre effectifs les mandats et les convocations.
Les mots de Waly Diouf Bodian ne sont pas anodins. Ils entament l’autorité morale d’une institution publique, fragilisent des équilibres diplomatiques et attisent une tentation dangereuse : celle de substituer à la justice la logique de la revanche. Le Sénégal dispose d’institutions — judiciaires, policières, diplomatiques — capables de traiter ces dossiers. La meilleure réponse aux dérives n’est pas l’apologie d’exactions étrangères ou d’opérations clandestines, mais le renforcement des procédures légales, la transparence des enquêtes et, surtout, le respect des principes qui fondent la République. Si la colère est compréhensible, la démocratie ne peut en faire son bras armé.
Sidy Djimby NDAO
Correspondant permanent en France












