1. Pourquoi la BAD veut-elle créer une nouvelle monnaie ?
L'Afrique est assise sur une montagne d'or – ou plutôt de cobalt, de lithium et de manganèse. Pourtant, malgré ses 30 % des réserves mondiales de minerais critiques, indispensables aux batteries de véhicules électriques et aux infrastructures vertes, elle reste un poids plume dans le grand jeu des investissements mondiaux. En 2023, le continent n’a capté que 3 % des flux financiers dans le secteur de l’énergie et seulement 2 % des investissements verts mondiaux – environ 40 milliards de dollars, soit dix fois moins que ses besoins annuels estimés à 400 milliards par la BAD.
Pourquoi un tel écart ? La réponse tient en partie en deux mots : instabilité monétaire. Entre devises locales capricieuses et marchés financiers frileux, l’Afrique peine à séduire les investisseurs étrangers. Plus de 70 % des dettes publiques et privées africaines sont aujourd’hui libellées en devises fortes, notamment en dollars et en euros. Résultat : chaque chute du naira nigérian, du cedi ghanéen ou du franc guinéen creuse un peu plus le gouffre financier des États et entreprises africains.
Cette hyper-dépendance au billet vert est un casse-tête pour les gouvernements du continent. En période de turbulences économiques ou de resserrement monétaire aux États-Unis, les monnaies africaines plongent, les dettes explosent, et les investisseurs fuient. Un cocktail explosif qui entraîne des primes de risque élevées et asphyxie le développement des infrastructures énergétiques.
La Banque africaine de développement (BAD) a donc décidé de prendre le taureau par les cornes avec un pari inédit : créer une unité de compte garantie par les minerais critiques africains. Son nom ? African Units of Account (AUA). L’AUA ne circulera pas comme une monnaie classique, mais servira d’outil pour stabiliser les financements, une sorte d’alternative aux transactions en dollars ou en euros.
L’idée est de convertir la richesse minière africaine — estimée à plus de 5 000 milliards $ pour les minerais critiques — en un levier de négociation financière, en garantissant les prêts à travers un panier de ressources stratégiques, d’autant plus que les perspectives pour ces minerais restent prometteuses. Selon les projections, la demande de lithium pourrait être multipliée par 40 dans le scénario du Net zéro. Et à l’avenir, près de 60 % du cobalt extrait pourrait être utilisé pour les technologies vertes, contre 30 % aujourd’hui. Autrement dit, la transition énergétique deviendra le principal facteur qui influence le prix de ce métal, dont l’Afrique abrite 71,4% des réserves mondiales.
Ce modèle, selon la BAD, permettrait d’atténuer les risques de change et d’attirer des capitaux à moindre coût.
- Comment fonctionnerait cette monnaie ?
Comme indiqué, l’African Units of Account (AUA) ne sera ni une monnaie en circulation ni un moyen de paiement du quotidien. Pas de billets, pas de transactions, pas de fluctuations erratiques sur les marchés des changes. Son rôle sera tout autre : servir d’unité de compte pour stabiliser les financements et réduire l’exposition des économies africaines aux risques de change. Adossée aux réserves minières du continent, l’AUA repose sur un mécanisme de garantie qui se décline en trois étapes.
Première phase : la garantie minière comme levier financier. Chaque pays participant devra déposer une part de ses réserves prouvées de minerais critiques – cobalt, lithium, cuivre, manganèse, terres rares – dans un compte de garantie centralisé. Ce stock servira de collatéral et déterminera la capacité d’émission d’AUA. Plus un pays mettra en garantie des ressources stratégiques, plus il pourra lever des financements via cette unité. Pour éviter une surestimation des actifs, un coefficient de pondération sera appliqué en fonction de la volatilité et de la liquidité des minerais. Ainsi, un kilo de lithium, historiquement plus stable, pourra garantir plus d’AUA qu’une quantité équivalente de cobalt, sujet à des fluctuations de prix brutales.
Deuxième phase : transformation des ressources en liquidités. Une fois les garanties en place, les financements pourront être libellés en AUA et distribués aux États, entreprises publiques et investisseurs privés. L’originalité du système tient à son mode de conversion : chaque AUA accordé sera directement convertible en devises fortes selon un taux prédéfini, calculé sur la base d’un indice composite des prix des minerais garantis. Un amortisseur censé éviter les chocs en cas de variations brutales du marché.
Troisième phase : remboursement et stabilisation des flux. L’agent de règlement – un acteur encore à définir, mais qui pourrait être la BAD ou une institution multilatérale – jouera un rôle central dans la gestion des remboursements. Les bénéficiaires des prêts en AUA rembourseront en monnaie locale, mais ces flux seront convertis en AUA et progressivement échangés contre des devises fortes via la vente des minerais garantis sur les marchés internationaux. Un mécanisme d’ajustement automatique est prévu pour compenser les baisses éventuelles de valeur des matières premières. Si un minerai chute trop brutalement, le pays concerné devra augmenter ses réserves mises en garantie ou voir sa capacité d’endettement en AUA diminuer.
L’objectif est clair : protéger les économies africaines de l’instabilité du dollar et de l’euro, qui renchérissent aujourd’hui le coût des emprunts. Actuellement, les États africains sont pris en étau entre la volatilité de leurs monnaies nationales et les primes de risque exorbitantes imposées par les investisseurs étrangers. Selon la BAD, les pays africains paient jusqu'à cinq fois plus cher leurs emprunts sur les marchés financiers internationaux que s’ils se finançaient via des banques multilatérales comme la Banque mondiale. Une situation qui étouffe le développement des infrastructures et freine la transition énergétique.
3. En quoi ce modèle s’inspire-t-il de l’étalon-or et du franc CFA ?
L’idée de la BAD rappelle l’étalon-or, qui a servi de référence pour les monnaies mondiales jusqu’en 1971. À l’époque, les devises étaient adossées à l’or, ce qui assurait une stabilité monétaire.
Dans le cas de l’AUA, les minerais critiques joueraient le rôle de garantie, pour assurer une valeur stable à cette unité de compte. D’après la BAD, le panier de minerais critiques a vu sa valeur progresser de plus de 600 % entre 2004 et 2024, ce qui en fait une base robuste pour garantir une monnaie.
Ce modèle s’inspire aussi du franc CFA, qui est aujourd’hui arrimé à l’euro et garanti par des réserves de change. Cependant, contrairement au CFA, l’AUA ne serait pas une monnaie de transaction, mais un instrument de financement international, déconnecté des politiques monétaires des banques centrales africaines.
Enfin, la gestion des garanties et la convertibilité de l’AUA rappellent le rôle de la Banque des règlements internationaux (BRI) à l’époque de l’étalon-or. À son apogée, la BRI agissait pour garantir la stabilité des échanges en or entre les grandes banques centrales, veillant à ce que chaque transaction reste crédible aux yeux des marchés. L’AUA ambitionne de suivre le même modèle, mais avec une différence de taille : ce ne sont plus des lingots qui serviront de gage de confiance, mais un panier de minerais critiques dont la valeur peut être aussi volatile.
- Quels seraient les avantages pour les pays africains ?
S'il voit le jour, l’AUA pourrait rebattre les cartes du financement en Afrique. Aujourd’hui, les États et les entreprises du continent n’ont d’autre choix que d’emprunter en dollar, en yuan ou en euro pour financer leurs projets d’infrastructures, un modèle qui les expose aux fluctuations brutales du marché des changes. Un pays qui voit sa monnaie locale s’effondrer face au dollar voit instantanément sa dette exploser, un problème bien connu des ministres des Finances du continent.
L’AUA entend rompre avec cette dynamique en s’appuyant sur des actifs tangibles et proposer une alternative aux emprunts en devises étrangères, en permettant aux États de financer leurs projets à moindre coût. L’un des atouts du mécanisme proposé par la BAD est justement cette capacité à réduire les primes de risque imposées aux emprunteurs africains. Actuellement, ces primes sont parmi les plus élevées au monde, en raison de la volatilité des économies locales et de l’incertitude liée aux fluctuations des monnaies nationales. La nouvelle monnaie pourrait renforcer la confiance des créanciers, avec un impact direct sur le coût du financement, espère la banque panafricaine. La BAD estime ainsi que ce mécanisme pourrait réduire de 30 à 40 % le coût du capital pour les projets d’infrastructure et d’énergie, une bouffée d’oxygène pour des gouvernements régulièrement contraints de négocier sous pression avec leurs bailleurs internationaux.
Mais au-delà des seuls enjeux financiers, l’AUA soulève d’autres questions notamment celle de l’autonomie économique de l’Afrique. Depuis des décennies, les richesses naturelles du continent profitent essentiellement aux grandes puissances industrielles, qui en ont fait le moteur de leur propre développement. L’AUA pourrait permettre aux États africains de reprendre le contrôle, en transformant leurs ressources minières en un véritable outil de financement, plutôt qu’en un simple levier d’exportation. Un tournant majeur, à condition que les investisseurs internationaux y croient et que les États africains respectent scrupuleusement leurs engagements.
- Quels sont les défis et critiques de ce projet ?
Sur le papier, la monnaie a tout d’une révolution pour l’Afrique. Une unité de compte adossée aux richesses minières du continent, capable de stabiliser le financement des infrastructures et d’attirer des investisseurs frileux face à la volatilité des monnaies locales. Une promesse alléchante, mais dont la mise en œuvre pourrait se heurter à des obstacles de taille.
D’abord, la question de la gouvernance du mécanisme. Pour fonctionner, l’AUA repose sur un agent de règlement chargé de gérer les transactions, d’évaluer la valeur des garanties minières et d’assurer la convertibilité en devises fortes. Mais qui contrôlera cette entité ? Selon la BAD, plusieurs options sont sur la table. Dans un premier temps, la gestion pourrait être confiée à une banque multilatérale de développement, comme la BAD elle-même, ou à une institution financière panafricaine comme Afreximbank ou l’African Guarantee Fund. L’idée serait d’établir une structure capable de rassurer les investisseurs tout en garantissant un contrôle africain sur le processus.
Toutefois, cette solution pose des questions sur l’indépendance et la transparence de l’agent de règlement. Dans un continent où la gestion des ressources naturelles est souvent marquée par l’opacité et les rivalités géopolitiques, la crainte d’une captation du mécanisme par des intérêts particuliers est bien réelle. Comment éviter qu’un pays ou un groupe d’acteurs économiques n’oriente le fonctionnement de l’AUA à son avantage ? Qui fixera les règles du jeu et s’assurera que les minerais mis en garantie correspondent bien à leur valeur annoncée ?
Pour éviter ces dérives, la BAD évoque la possibilité d’impliquer des acteurs privés, notamment des groupes miniers ou des banques internationales, dans la gouvernance de l’agent de règlement. Avec pour objectif de permettre d’assurer un certain niveau de supervision technique et financière. Mais là encore, le défi sera d’éviter que ces partenaires ne captent une partie du pouvoir de décision au détriment des États africains. D’autres acteurs hors du dispositif indiquent que la Banque des règlements internationaux (BRI) pourrait faire l’affaire.
Par ailleurs, derrière cette ambition monétaire se cache une autre réalité : la dette. Officiellement, l’AUA cherche à rendre le financement des infrastructures africaines plus accessible et plus stable. Mais en mettant en garantie des ressources minières pour sécuriser des emprunts, les États engagent l’avenir des générations futures sur des actifs non renouvelables. Une idée qui n’est pas sans rappeler les mécanismes de prépaiement sur les matières premières mis en place dans certains pays producteurs, souvent à des conditions opaques et favorisant des cercles restreints de bénéficiaires. Dans une région où plusieurs économies sont déjà sous la pression du surendettement – avec un ratio dette/PIB dépassant 80 % dans des pays comme le Ghana ou la Zambie – l’AUA pourrait, au lieu de réduire la charge de la dette, la rendre encore plus structurelle.
D’autant que la volatilité des matières premières reste une menace majeure. En 2015-2016, le cobalt et le lithium ont perdu plus de 40 % de leur valeur en un an. Que se passe-t-il si un pays met en garantie des minerais dont la valeur s’effondre ? Devra-t-il augmenter ses engagements pour maintenir sa capacité d’emprunt ? Cette question, qui rappelle les risques liés aux dettes libellées en dollar, expose le continent à une nouvelle forme de dépendance aux cycles mondiaux des matières premières, alors même que l’objectif initial était de s’en affranchir.
Enfin, il y a l’épineuse question politique. L’idée de mutualiser les richesses minières africaines pour garantir un mécanisme monétaire commun risque de ne pas faire l’unanimité. La République démocratique du Congo, la Zambie ou encore le Gabon, grands producteurs de minerais stratégiques, ont tout intérêt à négocier des accords bilatéraux avec la Chine ou les États-Unis plutôt que de s’en remettre à une structure collective où ils perdraient une partie de leur autonomie. D’autant que, sur le continent, les mécanismes de stabilisation monétaire annoncés depuis plusieurs années peinent à voir le jour. De la réforme du franc CFA à la mise en place d’une monnaie commune en Afrique de l’Ouest, les tentatives de repenser l’architecture monétaire du continent se heurtent à des blocages institutionnels et des rivalités économiques entre pays.
L’initiative de la BAD a le mérite d’ouvrir un débat essentiel sur l’avenir monétaire de l’Afrique et sur la manière dont le continent peut tirer parti de ses ressources pour financer son développement. Mais entre incertitudes techniques, volatilité des marchés, risques d’hypothéquer les richesses naturelles et résistances politiques, la route vers une adoption effective s’annonce semée d’embûches.