LE NOUVEAU VISAGE DU SOFT POWER SENEGALAIS : Comment Marodi TV et EvenProd exportent la culture sénégalaise et la langue wolof




 
 
 
De « Maîtresse d’un homme marié» à  «Bété-Bété», en passant par «Cœur brisé» et «Karma», les séries sénégalaises produites par Marodi TV et EvenProd ont conquis l’Afrique. Sur Tik-tok, YouTube ou Facebook, des Ivoiriens, Camerounais, Congolais ou Burkinabè s’essaient désormais au wolof pour comprendre les intrigues. Véritables vitrines culturelles, ces productions participent à la redéfinition du rayonnement sénégalais et à la montée en puissance d’une industrie audiovisuelle locale devenue un pilier du soft power national. Mais, derrière le succès, les difficultés demeurent. Les producteurs évoquent des problèmes de financement, un manque de soutien institutionnel et des barrières de distribution internationale.
 
 
En moins d’une décennie, les maisons de production sénégalaises Marodi TV et EvenProd ont bouleversé le paysage audiovisuel africain. À coups de séries à succès et de productions en wolof devenues virales sur les réseaux sociaux, elles font découvrir le Sénégal bien au-delà de ses frontières, renforçant à la fois la fierté culturelle nationale et l’influence du pays dans la région.
 
 
 
Un phénomène culturel et linguistique inédit
 
 
 
Elles s’appellent «Idoles», «Maîtresse d’un homme marié», «Bété-Bété», «Impact», «Cœur brisé», «Crédule», «Infidèles», «Karma»… Ces séries sénégalaises, produites par Marodi TV ou EvenProd, s’invitent désormais dans les foyers de Dakar à Douala, d’Abidjan à Kinshasa, de Bamako à Conakry, de Paris à Montréal.
Sur Tik-tok, YouTube ou Facebook, des milliers de jeunes étrangers imitent des répliques en wolof, traduisent les dialogues, et s’initient à cette langue par pur attachement aux intrigues et aux personnages. Des jeunes Camerounais, Congolais, Maliens, Ivoiriens ou Burkinabè se filment en train de prononcer, tant bien que mal, les répliques cultes de leurs séries préférées : “Yaw duma sa moroom !”, “Dafa yomb !”, “Man duma seytaane !”. Les hashtags #WolofChallenge, #MarodiTikTok ou #SenegalSeries dépassent les frontières linguistiques et font du wolof une nouvelle langue d’attraction culturelle.
Cette effervescence linguistique est un phénomène inédit : le wolof est en train de devenir une langue d’influence culturelle en Afrique. Non pas à travers les manuels ou les universités, mais par la fiction populaire. Les séries sénégalaises, à travers leur spontanéité, leur musicalité et leur enracinement, transmettent une langue vivante, jeune et accessible. «Avant, le wolof était perçu comme une langue domestique ou populaire. Aujourd’hui, il est glamour, branché, émotionnel. Les séries ont contribué à cette mutation symbolique», analyse un linguiste de l’Université Cheikh Anta Diop.
Cet engouement dépasse le simple divertissement. Il participe à une revalorisation identitaire : les Sénégalais redécouvrent leur langue sous un jour moderne, pendant que d’autres Africains l’adoptent comme vecteur d’expression culturelle. Ce mouvement rappelle celui du Yoruba au Nigeria ou du Swahili en Afrique de l’Est, devenus des langues régionales de prestige grâce au cinéma et à la musique.
Pour la chercheuse franco-sénégalaise Fatou Kiné Camara, «ce qui se passe avec le wolof, c’est un peu ce que le Coréen a vécu avec les K-dramas». «Le succès des fictions sénégalaises transforme une langue nationale en symbole de modernité et d’authenticité», analyse-t-elle.
Ce phénomène dépasse la simple consommation de séries. Il marque l’émergence d’un nouveau soft power sénégalais, construit sur la créativité, la langue et l’esthétique locale. En quelques années, le Sénégal s’est imposé comme le centre névralgique de la fiction francophone africaine, à l’image du rôle joué par Bollywood en Inde ou Nollywood au Nigeria. Le Sénégal est passé du statut de spectateur à celui d’acteur majeur dans le paysage audiovisuel africain.
 
 
 
L’âge d’or de la fiction sénégalaise
 
 
 
Ce tournant, on le doit à deux locomotives : Marodi TV et EvenProd, des maisons de production qui ont révolutionné la manière de concevoir, de produire et de diffuser la fiction télévisuelle au Sénégal. L’aventure commence avec «Idoles», diffusée dès 2013, véritable série pionnière dans un paysage dominé par les télénovelas et les fictions étrangères. Puis viennent «Maîtresse d’un homme marié», «Karma», «Impact», «Infidèles», «Cœur brisé» ou encore «Bété-Bété». À travers des scénarios haletants et des personnages complexes, ces séries abordent les réalités sociales, les rapports de genre, la religion, l’amour et les contradictions d’une société urbaine en pleine mutation.
Leur force ? Un format agile, des épisodes courts (30 à 40 minutes), un langage accessible et une esthétique moderne. Résultat : les productions sénégalaises s’invitent sur les écrans des téléphones, des salons et des bureaux à Dakar, à Abidjan, à Douala ou à Kinshasa. YouTube devient leur premier canal de diffusion, avec des millions de vues cumulées.
EvenProd, fondée en 2015, et Marodi TV, née quelques années plus tôt en 2012, ont su créer un modèle hybride entre la télévision traditionnelle et les plateformes numériques. À travers une stratégie de storytelling visuel, de marketing digital et de fidélisation du public, elles ont donné naissance à une véritable «culture sérielle sénégalaise», ancrée localement mais pensée pour un public africain globalisé.
En 2023, le groupe Canal+ a pris une participation dans Marodi, signe de la reconnaissance internationale de son modèle. «Cette alliance va nous permettre de renforcer nos capacités de production et de diffusion, et d’exporter notre modèle à travers tout le continent», déclarait alors Serigne Massamba Ndour.
De son côté, EvenProd, dirigée par Alioune Diop, s’est imposée comme un label d’excellence dans la production premium. Leur série «Bété-Bété», qui aborde frontalement la question des castes, a dépassé 290 millions de vues sur YouTube en 2024, devenant l’une des œuvres africaines les plus regardées de l’histoire récente. «Nous faisons un travail de mémoire et de société. Nos séries ne sont pas de simples divertissements ; elles racontent les blessures, les amours, les contradictions du Sénégal contemporain», explique la productrice exécutive d’EvenProd.
 
Une industrie culturelle qui dynamise l’économie nationale
 
 
 
Derrière la lumière des écrans, il y a des chiffres et des emplois. Chaque série mobilise une armée de techniciens : scénaristes, cadreurs, monteurs, maquilleurs, costumiers, ingénieurs son, décorateurs. Sans oublier les acteurs, souvent issus du théâtre ou de la publicité, qui deviennent de véritables stars.
Les studios de tournage poussent à Dakar et dans la périphérie, attirant une nouvelle génération de jeunes techniciens formés localement. Les écoles privées de cinéma multiplient les inscriptions. Les entreprises sénégalaises investissent dans le placement de produits, les marques s’associent aux séries pour toucher un public jeune et connecté.
L’impact économique reste difficile à chiffrer, mais les tendances sont claires : le cinéma sénégalais pèse de plus en plus lourd. Il crée des centaines d’emplois directs et des milliers d’emplois indirects. Surtout, il contribue à la visibilité internationale du Sénégal, en diffusant ses paysages, ses tenues, ses musiques, ses codes sociaux.
Selon le ministère sénégalais de la Culture et du Patrimoine, le secteur audiovisuel représenterait aujourd’hui près de 2% du Pib national, avec une croissance annuelle estimée à 8% depuis 2020. Marodi et EvenProd concentrent à elles seules plus de 70% des productions locales diffusées sur YouTube. La société Marodi TV compte plus de 8,30 millions d’abonnés sur YouTube en 2025, tandis qu’EvenProd revendique plus de 500 emplois directs et indirects liés à ses tournages.
Pour l’économiste de la culture, Papa Alioune Ndiaye, «le cinéma et la série ne sont plus seulement des instruments de prestige, mais des vecteurs d’emploi, de formation et d’exportation. Ce secteur structure une véritable filière culturelle qui attire des investisseurs, des publicitaires, et des partenaires étrangers.»
 
 
 
 
 
 
Les défis d’une industrie encore fragile
 
 
 
Malgré son essor spectaculaire, le secteur audiovisuel sénégalais reste confronté à d’importants défis structurels. Le premier est le financement. La plupart des productions reposent sur des ressources privées, des placements de produits et les revenus publicitaires en ligne. « Nos productions souffrent d’un déficit de reconnaissance commerciale », regrette Alioune Diop, cofondateur d’EvenProd. « Nous avons les talents et les histoires, mais pas toujours les moyens de rivaliser avec les grandes plateformes », dit-il.
La censure sociale et religieuse constitue également un frein. « Maîtresse d’un homme marié », accusée de promouvoir une “immoralité occidentale”, avait déclenché de vives polémiques en 2019. Pourtant, ces débats traduisent aussi une société en mouvement. « Les séries participent à la démocratisation du débat public », estime la sociologue Fatou Sow Sarr. « Elles exposent les tabous, questionnent la place de la femme, les rapports de pouvoir et les fractures sociales. »
Le deuxième défi est le cadre juridique et professionnel. Le piratage, la précarité des contrats, la faible protection des droits d’auteur ou la non-reconnaissance du statut d’artiste audiovisuel fragilisent la filière. Les acteurs et techniciens manquent de sécurité sociale, de conventions collectives et de représentations syndicales fortes.
S’y ajoute le manque d’infrastructures : peu de studios de tournage, peu de salles de projection modernes, peu de dispositifs de postproduction. La dépendance vis-à-vis des plateformes comme YouTube, bien qu’efficace pour la visibilité, expose les producteurs à une volatilité économique liée aux algorithmes et à la monétisation.
Enfin, la question du contenu se pose : la répétition des intrigues sentimentales et des drames conjugaux risque de saturer le public. Beaucoup appellent à plus de diversité narrative : films historiques, fictions rurales, documentaires ou séries politiques capables d’explorer d’autres facettes du pays.
 
 
 
Vers un “Senwood” africain ?
 
 
 
Le potentiel est immense. Avec un cadre institutionnel adapté, un fonds d’aide à la création et une meilleure structuration professionnelle, le Sénégal pourrait devenir le hub audiovisuel de l’Afrique francophone.
Les coopérations avec Canal+, Netflix, Showmax ou Prime Video se multiplient. Marodi TV a déjà ouvert la voie à des collaborations internationales. La diaspora sénégalaise, présente en Europe et aux États-Unis, constitue un marché naturel à conquérir.
Mais au-delà des chiffres, c’est l’esprit même de la création qu’il faut préserver. Le “Senwood” de demain ne doit pas se limiter à copier Bollywood ou Nollywood : il doit inventer son propre langage cinématographique, enraciné dans la réalité sénégalaise, mais ouvert au monde.
L’avenir passe aussi par la formation. Le pays doit se doter d’une école nationale de cinéma moderne, d’incubateurs de projets et de bourses pour les jeunes réalisateurs. L’État, les entreprises et les partenaires culturels doivent comprendre que soutenir l’audiovisuel, c’est investir dans la diplomatie, la langue, l’identité et l’économie.
À travers Marodi TV, EvenProd et d’autres acteurs émergents, le pays s’est inventé une nouvelle diplomatie : celle du cœur et de l’écran. Si Bollywood a fait aimer l’Inde et Nollywood a imposé le Nigeria, alors Senwood pourrait bien, à son tour, faire rayonner le Sénégal. Et si demain, des millions d’Africains parlent un peu wolof, ce sera sans doute grâce à une série.
 
 
 
 
 
Sidy Djimby NDAO
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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