CRIMINALITE FINANCIERE AU SENEGAL : Un record de 928 opérations suspectes et 46 dossiers transmis au procureur, selon le rapport 2024 de la Centif




 
 
 
Le rapport de la Centif dévoile une montée en puissance spectaculaire du dispositif national avec 928 opérations suspectes signalées. Il met en lumière la place centrale de la fraude, de la corruption et des infractions fiscales, et insiste sur les 46 dossiers transmis au procureur, dont certains illustrent les dérives du système, comme le cas Alpha, les contrats du cabinet Beta et de la société Game, ou encore le rôle croissant des jeux en ligne. D’autres secteurs s’invitent désormais dans l’équation, de l’assurance-vie au secteur extractif en passant par la cryptomonnaie.
 
 
 
 
 
 
L’année 2024 restera dans les annales de la lutte contre la criminalité financière au Sénégal. La Centif, bras armé de l’État dans le traitement du renseignement financier, a enregistré 928 déclarations d’opérations suspectes (Dos), contre 807 en 2023, soit une progression de 15%. Jamais la cellule n’avait atteint un tel niveau d’alerte.
Ce chiffre illustre deux réalités. D’une part, une vigilance accrue des banques, établissements financiers et émetteurs de monnaie électronique, qui représentent à eux seuls 83% des signalements. D’autre part, une meilleure appropriation du dispositif par les acteurs soumis à l’obligation de déclaration. Les systèmes financiers décentralisés (59 déclarations), les établissements de monnaie électronique (44), mais aussi les agents immobiliers, notaires et négociants en métaux précieux commencent à apparaître dans le radar de la Centif.
Au-delà des Dos, le volume des déclarations de transactions en espèces (Dte) a littéralement explosé : 42,7 millions de mouvements déclarés en 2024, contre 17 millions l’année précédente, soit une hausse vertigineuse de 151%. Preuve que les seuils réglementaires (15 millions F Cfa) sont désormais mieux respectés et que les flux en espèces, terrain privilégié du blanchiment, sont de plus en plus tracés.
 
 
 
Fraude, corruption et infractions fiscales : le trio de tête
 
 
 
L’analyse qualitative des 928 Dos met en lumière un triptyque inquiétant. La fraude domine très largement, représentant près de 60% des cas (554 déclarations). Elle prend des formes variées : fausses factures, détournements de fonds publics, montages fictifs de sociétés, abus de biens sociaux.
La corruption suit, avec 138 cas recensés. Une progression de 5% en un an, qui confirme que malgré les textes et les campagnes de sensibilisation, l’achat d’influence, les rétrocommissions et le trafic d’affaires continuent de gangrener la vie publique et privée.
Viennent ensuite les infractions fiscales (73 cas, en hausse de 78%) et les violations à la réglementation des changes (66 cas, chiffre qui a doublé en un an). Ces dernières concernent essentiellement des transferts occultes, des surfacturations à l’import-export, et des circuits clandestins de capitaux vers l’étranger.
Derrière ces chiffres, la Centif pointe un durcissement des pratiques criminelles : recours à des sociétés écrans, utilisation de prête-noms, exportation des fonds vers la sous-région ou des paradis fiscaux, exploitation des failles des secteurs non financiers encore peu contrôlés.
 
 
 
46 dossiers transmis au procureur : les affaires qui dérangent
 
 
 
Le cœur du rapport 2024 réside dans les 46 dossiers transmis au procureur du Pool judiciaire financier (Pjf). C’est une hausse notable par rapport à 2023 (43 dossiers), mais surtout le signe d’une meilleure efficacité : dans le même temps, les classements sans suite ont reculé de 36%. Autrement dit, la Centif transmet moins, mais mieux, avec des dossiers mieux étayés, plus solides, susceptibles d’aboutir à des poursuites.
Ces 46 affaires couvrent un spectre large : escroquerie sur deniers publics, corruption, fraude fiscale, blanchiment via les jeux en ligne, manipulation d’assurances-vie, exploitation des cryptomonnaies. Mais certaines se distinguent par leur ampleur et la qualité des acteurs impliqués.
 
Le cas Alpha : des milliards évapores par une Ppe
 
 
 
Le premier dossier emblématique, relaté en détail dans le rapport, concerne un certain «Monsieur Alpha», identifié comme une personne politiquement exposée (Ppe). Entre 2017 et 2024, cet individu aurait manipulé des flux financiers de plusieurs dizaines de milliards de F Cfa, via des virements injustifiés en provenance d’une administration publique.
L’argent circulait entre ses comptes personnels, des dépôts à terme, des bons de caisse et, surtout, des sociétés civiles immobilières (Sci) gérées par ses frères Delta et Gamma. Les investigations de la Centif ont révélé qu’Alpha était le bénéficiaire effectif ultime de ces structures, inconnues de l’administration fiscale.
Le schéma est classique : des fonds publics détournés, blanchis à travers des véhicules financiers complexes, avant d’être transférés dans la sous-région ou vers des paradis fiscaux. La Centif a saisi le procureur, qui a ordonné une saisie conservatoire portant sur plus d’une dizaine de milliards de F Cfa.
 
 
 
Le cabinet Beta et la société Game : quand la corruption prend des allures de contrat
 
 
 
Autre affaire frappante : celle du cabinet de conseil «Beta», basé en Europe, qui a encaissé plus de 1,5 milliard F Cfa en provenance d’une entité publique sénégalaise. En soi, rien d’illégal, puisque le cabinet intervenait officiellement dans un contentieux international.
Mais l’argent a ensuite été redistribué vers la société «Game», dirigée par un homme d’affaires influent au Sénégal. Officiellement, Game devait percevoir 20% de commission sur les honoraires du cabinet. En réalité, les versements ont largement dépassé les engagements contractuels, révélant un mécanisme de rétrocommissions et de détournements couverts par des contrats fictifs. La Centif a conclu à des indices graves et concordants de blanchiment issu de la corruption, du trafic d’influence et de l’association de malfaiteurs.
 
 
 
Les jeux en ligne : nouvel eldorado du blanchiment
 
 
 
Le rapport met aussi en garde contre l’essor des plateformes de jeux et paris en ligne. L’affaire de la société «Gaming», propriété d’un entrepreneur sénégalais, est révélatrice. Des flux de plusieurs milliards de F Cfa ont transité entre ses comptes et des sociétés étrangères, sous couvert de partenariats numériques.
Or, les justificatifs fournis étaient soit incomplets, soit inexistants. Pire, les sociétés impliquées n’étaient pas enregistrées fiscalement au Sénégal. L’affaire a débouché sur des soupçons d’abus de biens sociaux, de fraude fiscale et de blanchiment massif.
Dans un autre cas, un opérateur de transfert de monnaie électronique utilisait les identités de personnes âgées pour créer des comptes et parier en ligne. Plus de 59 millions de F Cfa ont ainsi circulé via de faux comptes, alimentant un système opaque et incontrôlable.
 
 
L’assurance-vie, le secteur extractif et la cryptomonnaie : de nouveaux terrains de chasse
 
 
 
Trois autres secteurs apparaissent dans le radar de la Centif. Il s’agit d’abord des contrats d’assurance-vie. Qui, selon le document, sont utilisés comme outils de placement opaque, permettant de recycler des fonds illicites par des souscriptions multiples et des rachats rapides. Il s’agit ensuite du secteur extractif. Dans ce secteur, renseigne le rapport, «des sociétés minières, parfois créées de toutes pièces, servent à transférer des flux suspects, notamment à l’étranger». Il s’agit enfin des cryptomonnaies. En forte progression au Sénégal, les cryptomonnaies sont utilisées pour contourner les circuits bancaires traditionnels et déplacer rapidement des capitaux illicites hors du contrôle des régulateurs.
Ces tendances, nouvelles au Sénégal, confirment que le blanchiment évolue avec les innovations économiques et technologiques. L’un des enseignements les plus positifs du rapport 2024 est la baisse drastique des classements sans suite : 45 seulement, contre 70 en 2023. Cela signifie que les analyses de la Centif sont de plus en plus pertinentes, que ses transmissions au procureur reposent sur des preuves solides et exploitables.
Cette efficacité est renforcée par la montée en puissance du Pool judiciaire financier, créé en 2023 et désormais pleinement opérationnel. Spécialisée dans les crimes économiques et financiers, cette juridiction est le réceptacle naturel des dossiers Centif. Sa mission : instruire, poursuivre et, à terme, sanctionner.
 
 
 
 
 
 
 
 
Sidy Djimby NDAO
(Correspondant permanent en France)
 
LES ECHOS

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