CDC : AVENANTS TENTACULAIRES, MARCHÉS VERROUILLÉS ET CONCURRENCE DE FAÇADE : Plongée dans les zones d’ombre d’une institution stratégique




 
 
 
Pendant des années, la Caisse des Dépôts et consignations (Cdc) avançait à pas feutrés, enveloppée dans l’aura de solidité et de respectabilité que confère son statut d’institution publique financière. Puis le rapport  commandité par l’Arcop est venu déchirer le voile. Ce rapport du cabinet Business System Consulting Group (BSC), sur la revue indépendante de la conformité de la passation des marchés des autorités contractactantes au titre de la Gestion  2023, dirigé par le Chef de file Ibra Guèye, d’une précision chirurgicale, raconte l’histoire d’un système qui s’est détaché du droit commun pour bâtir ses propres règles, ses propres procédures et parfois même… ses propres concurrents.
 
 
 
 
 
Un manuel introuvable, deux versions et un règlement qui se réécrit en silence
 
 
 
Tout commence par un détail. Un détail anodin en apparence, mais qui ouvre la porte à une mécanique autrement plus vaste. Les auditeurs découvrent que la Caisse des dépôts et consignation (Cdc) ne s’appuie pas sur le Code des marchés publics, comme l’exige pourtant le cadre national et communautaire. Au lieu de cela, elle utilise un manuel interne, adopté — officiellement — en novembre 2017. Mais lorsqu’ils demandent le document, deux versions apparaissent. Même date. Même intitulé. Mais pas les mêmes règles. Entre les deux, des modifications manuscrites, des passages ajoutés, des corrections non datées. Cela suffit déjà à comprendre que la Cdc a fonctionné pendant des années avec un règlement capable de se réécrire discrètement, au gré des nécessités du moment. Et c’est précisément ce manuel, et non le Code des marchés, qui a piloté des dizaines de milliards de francs Cfa de dépenses publiques.
 
 
Le projet titanesque des Mamelles : 103 milliards et une dérive contractuelle sans précédent
 
 
 
C’est le chapitre central, celui qui donne la mesure des dérives observées. Aux Mamelles, la Cdc projette un complexe futuriste, presque une petite ville : 40.000 m² de bureaux et 230.000 m² de résidences. Le contrat, confié à Sertem, atteint 103.816.818.232 F Cfa Ttc, un montant qui en dit long sur l’ambition du chantier. Mais avant même que l’encre du contrat ne sèche, quelque chose cloche. Le 7 août 2018, une lettre de commande est délivrée à Sertem pour 29.876.818.232 F Cfa, soit une partie des travaux… alors que le contrat n’a pas encore été signé.
Autrement dit, la Cdc commence à payer avant de formaliser le cadre légal. À partir de là, tout s’enchaîne. Le premier avenant ajoute 6.318.441.423 F Cfa Ttc pour «ajuster» les fouilles et les bétons. Ce que les auditeurs jugent surprenant, car ce type de travaux relève normalement de l’entreprise dans un marché clé en main. Puis vient un second avenant de 3.998.538.076 F Cfa Ttc, suivi d’un troisième de 214.252.600 F Cfa Ttc pour un plan de gestion environnementale et sociale déjà inclus dans l’offre initiale. Et alors que le projet semble déjà absorber des milliards de manière incontrôlée, l’avenant n°4 révèle un épisode encore plus troublant. D'ailleurs, la Banque Of Africa (Boa) suspend ses décaissements à cause d’un détournement de recettes, obligeant la Cdc à payer directement des sous-traitants… dont la liste officielle manque dans le dossier. Comme si cela ne suffisait pas, l’avenant n°5 de 2023 vient couronner le tout par une révision rétroactive de prix de 1.900.000.000 F Cfa, alors même que le marché est forfaitaire et, par définition, non révisable.
Ainsi, de fil en aiguille, de décision en contournement, un contrat qui devait être encadré se transforme en une matière extensible, ou des montants colossaux s’ajoutent comme de simples lignes de notes.
 
 
Contrôle technique : un contrat expiré… mais prolongé 17 mois plus tard
 
 
 
En suivant la chronologie, une incohérence majeure apparaît sur la mission de contrôle technique confiée à Archi Art Concept. Signé fin 2020 pour 502.964.262 F Cfa Ttc, le contrat arrive à son terme en juillet 2022. Mais contre toute logique, un avenant de 301.000.000 F Cfa Ttc est signé… en décembre 2023. Autrement dit, un avenant pour un contrat déjà mort, hors délai, sans base juridique.
Les auditeurs relèvent aussi que la filiale de la Cdc, Compagnie d’aménagement et de construction, a assuré simultanément la maîtrise d’œuvre et l’assistance à maîtrise d’ouvrage — deux fonctions strictement incompatibles. Cette double casquette jette une lumière crue sur les conflits d’intérêts qui traversent la chaîne de gouvernance.
 
 
HLB Sénégal : quand le candidat choisit lui-même ses adversaires
 
 
 
La revue se penche ensuite sur plusieurs marchés de moindre ampleur, mais révélateurs d’une même logique. Par exemple, celui de 30 millions F Cfa Ttc attribué à HLB Sénégal pour la remise à plat de la comptabilité. Lorsque les auditeurs reconstituent la procédure, la surprise est totale. HLB Sénégal n’est pas seulement candidat : c’est lui-même qui propose la liste des concurrents à consulter en relance.
 
Une mise en concurrence… organisée par un des participants.
 
Cette situation, loin d’être anecdotique, devient un fil conducteur. Elle montre comment des procédures censées garantir la transparence peuvent être orientées dès leur origine. Même scénario pour le marché de 59 millions F Cfa Ttc sur l’élaboration du plan stratégique. Les écarts entre évaluations sont spectaculaires. Certaines notes passent du simple au triple pour un même cabinet. Les responsables de la notation ne fournissent aucune justification. Plus étrange encore : certains dossiers sont incomplets, d’autres ne comportent pas les CV annoncés, d’autres encore présentent des attestations douteuses. Et malgré cela, la procédure suit son cours, comme si tout était aligné sur une trajectoire déjà tracée.
 
 
Formations, capsules, stores, parkings : un ballet de collusions répétées
 
 
 
À mesure que les auditeurs avancent, les mêmes symptômes apparaissent. Pour la formation du Conseil d’administration à 49.500.000 F Cfa Ttc, le consultant est facturé pour six intervenants alors que seulement quatre ont dispensé la formation avec un montant payé en trop qui se chiffre à 14.000.000 F Cfa.
Dans d’autres marchés — capsules vidéo, stores, parkings, tenues de travail, téléphones — les entreprises semblent différentes sur le papier mais liées en coulisses. Même gérant, même actionnaire, même adresse, parfois même numéro de téléphone. Toutes présentent leurs offres comme s’il s’agissait de compétiteurs.
Mais en réalité, les auditeurs démontrent qu’il s’agissait d’un ballet de sociétés-miroirs, destinées à simuler la concurrence.
 
 
 
 
 
Travaux au siège : 577 millions, doublons et devis qui se chevauchent
 
 
 
La rénovation du siège de la Cdc suit le même schéma en trois actes.
D’abord les travaux initiaux de 109.158.166 F Cfa Ttc. Puis des compléments à 323.919.322 F Cfa Ttc. Enfin, un avenant à 144.125.289 F Cfa Ttc pour un total de 577.202.777 F Cfa Ttc.
Dans les détails, les auditeurs découvrent des doublons, des lignes identiques réapparaissant d’un devis à l’autre. Une organisation en apparence structurée, mais qui multiplie les zones d’ambiguïté. De quoi interroger, une fois de plus, la transparence des décisions.
 
 
 
Assurance maladie : 98 millions et un calendrier qui défie la logique
 
 
 
Même la procédure d’assurance maladie de 98.542.500 F Cfa Ttc présente des dates incompatibles avec des lettres de notification reçues avant d’être rédigées, des documents non déchargés et des délais inexplicables. En effet, ce n'est pas le montant qui interpelle ici, mais l’absence de rigueur administrative. Et cette incohérence rappelle que les problèmes ne se limitent pas aux grands projets : ils irriguent tout le fonctionnement interne.
 
 
 
Samba THIAM
 
LES ECHOS

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