Un enrôlement judiciaire tardif et controversé relance les soupçons autour d’un dossier déjà sous enquête. La République des Valeurs dénonce une manœuvre dangereuse pour l’indépendance de la justice et alerte les plus hautes autorités de l’État.
L’affaire Aser vient de connaître un rebondissement judiciaire aussi inattendu qu’inquiétant. La Cour suprême a enrôlé, pour statuer sur le fond ce mercredi 17 décembre, le dossier opposant l’Agence sénégalaise d’électrification rurale (Aser) à l’Autorité de régulation de la commande publique (Arcop). Une initiative qui suscite de vives interrogations, tant le timing que les modalités de cette activation judiciaire semblent en décalage avec les règles les plus élémentaires de procédure. Dans un communiqué rendu public ce lundi, La République des Valeurs – Réewum Ngor, parti dirigé par le député Thierno Alassane Sall, tire la sonnette d’alarme. Pour la formation politique, cette soudaine entrée en action de la Cour suprême intervient dans un contexte particulièrement sensible, «celui d’enquêtes approfondies menées par la Section de recherches, sur instruction du Pool judiciaire financier (Pjf), autour de ce dossier à forts enjeux financiers et institutionnels».
Les faits interpellent. Saisie depuis le 21 octobre 2024 d’un recours pour excès de pouvoir introduit par l’Aser, la Cour suprême était restée jusqu’ici relativement discrète. Pourtant, en l’espace de quelques mois, elle a rendu deux ordonnances diamétralement opposées selon le communiqué, «l’ordonnance n°24 du 21 novembre 2024, qui déboutait l’Aser ; puis l’ordonnance n°7 du 21 février 2025, qui opérait une rétractation controversée. Entre ces deux décisions contradictoires, un élément majeur, la nomination d’un nouveau Premier président de la Cour suprême, le 9 août 2024». Un détail institutionnel qui, aux yeux de La République des Valeurs, ne saurait être ignoré dans l’analyse de cette séquence judiciaire troublante. Aujourd’hui, alors que les investigations pénales avancent et que plusieurs protagonistes du dossier ont déjà été entendus par les enquêteurs, l’enrôlement soudain du dossier pour statuer sur le fond pose question.
Une anomalie procédurale lourde de soupçons
Mais le plus déroutant, selon le parti de Thierno Alassane Sall, ne réside pas seulement dans le calendrier. Il tient surtout à une entorse manifeste aux règles de compétence juridictionnelle. Le recours introduit par l’Aser est un recours pour excès de pouvoir, relevant sans ambiguïté des chambres administratives de la Cour suprême. Or, contre toute logique juridique, le dossier a été confié à la Deuxième chambre civile et commerciale, une juridiction qui n’a, en principe, aucune compétence en matière administrative.
Une décision jugée d’autant plus suspecte que cette même Deuxième chambre est présidée par le magistrat qui avait rendu l’ordonnance de rétractation du 21 février 2025. Cette ordonnance s’appuyait sur un prétendu «élément nouveau», une indication de la banque espagnole Santander selon laquelle la suspension concernerait les décaissements et non le financement. Un argument balayé par La République des Valeurs, qui rappelle que la suspension des décaissements est précisément ce qui paralyse le projet. La banque Santander, insistent les auteurs du communiqué, maintient sa position tant que des preuves tangibles de l’utilisation de l’avance de 37 milliards de francs Cfa déjà versée ne sont pas produites.
Une décision judiciaire sans effet… sauf politique
Pour la formation politique, «le projet est à l’arrêt, et aucune décision de la Cour suprême ne saurait, à ce stade, débloquer les financements». Dès lors, l’unique effet possible de cette agitation judiciaire serait ailleurs, «créer l’illusion que la procédure pénale en cours devant le Pool judiciaire financier serait devenue superflue». Une perspective jugée extrêmement grave. Car elle pourrait, selon La République des Valeurs, affaiblir la crédibilité des enquêtes en cours, semer le doute dans l’opinion publique et, à terme, porter atteinte à l’indépendance de la justice.
Face à ce qu’elle considère comme une dérive institutionnelle majeure, La République des Valeurs interpelle le président de la République, le Conseil supérieur de la magistrature et l’Union des magistrats du Sénégal (Ums). Le parti exige que toute la lumière soit faite sur les conditions dans lesquelles ce dossier a été orienté vers une chambre incompétente, et sur les conséquences potentielles de cette décision sur les enquêtes en cours. «Faire respecter les magistrats et garantir le bon fonctionnement de la justice exige le respect strict des procédures», martèle le communiqué, qui voit dans cette affaire un test grandeur nature pour l’État de droit.
Baye Modou SARR